SINGAPOUR – Depuis plusieurs années, INTERPOL observe avec attention un phénomène criminel qui ne cesse de prendre de l’ampleur : des opérations de traite d’êtres humains de grande envergure, consistant à attirer des personnes dans des centres d’escroquerie en ligne en publiant de fausses offres d’emploi. Les victimes sont ensuite forcées à commettre des infractions financières au moyen d’Internet, et ce à l’échelle industrielle.
Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi tombées aux mains de trafiquants en Asie du Sud-Est, et elles sont plus nombreuses encore à avoir été escroquées dans le monde entier. Une tendance de la criminalité qui a attiré l’attention des médias et fait réagir les gouvernements et la société civile.
Une nouvelle étude menée par INTERPOL indique que ce mode opératoire gagne rapidement du terrain, prenant une dimension mondiale, et que cette tendance criminelle est probablement beaucoup plus profonde que les apparences ne le laissaient croire de prime abord. L’Organisation a publié à l’attention de ses membres une notice orange (une alerte mondiale concernant une menace grave et imminente pour la sûreté publique) sur ce phénomène.
Les premiers centres d’escroquerie en ligne étaient concentrés au Cambodge, puis d’autres ont été identifiés au Laos et au Myanmar. Mais aujourd’hui, des plateformes de trafic ont été repérées dans au moins quatre autres pays d’Asie, et des éléments de preuve montrent que ce mode opératoire est reproduit dans d’autres régions, notamment en Afrique de l’Ouest, où les infractions financières commises au moyen d’Internet sont déjà très répandues.
De même, l’origine géographique des deux catégories de victimes est de plus en plus diverse. Tandis que les premières victimes de la traite d’êtres humains étaient des sinophones qui venaient de Chine, de Malaisie, de Thaïlande ou de Singapour, les trafiquants attirent désormais dans la région des personnes qui viennent d’aussi loin que l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Est et l’Europe de l’Ouest.
« Ce phénomène de traite d’êtres humains, qui constituait au départ une menace criminelle régionale, a pris l’ampleur d’une crise mondiale », affirme ainsi Jürgen Stock, le Secrétaire Général d’INTERPOL. »
« N’importe qui peut être victime de la traite d’êtres humains ou des escroqueries en ligne commises par le biais de ces plateformes criminelles. Une coopération policière internationale beaucoup plus étroite est nécessaire pour empêcher cette tendance criminelle de continuer à se propager. »
Une double menace
Les premiers signalements sont arrivés au cours de l’année 2021. Des groupes criminels publiaient sur les réseaux sociaux et sur des sites de recrutement de fausses offres d’emploi aux salaires alléchants, avant d’enlever les candidats et de les retenir en captivité dans des conditions inhumaines pour les forcer à prendre part à des activités criminelles, principalement des escroqueries en ligne.
Ces centres d’escroquerie en ligne représentent une double menace en matière de criminalité car ils exploitent deux types de victimes. Les premières sont les personnes piégées par ce système de traite d’êtres humains, qui sont victimes de travail forcé et souvent d’extorsion, par le recours à une forme de servitude pour dette, mais aussi de violence, d’exploitation sexuelle, de torture, de viol et probablement même de vol d’organes, dans certains cas.
Ces personnes sont utilisées pour commettre toutes sortes d’escroqueries en ligne à l’encontre d’une deuxième catégorie de victimes, de plus en plus dispersées dans le monde. Il peut s’agir notamment d’escroqueries à l’investissement, d’escroqueries aux sentiments ou encore d’escroqueries liées aux investissements dans les cybermonnaies et aux jeux d’argent en ligne.
En mars 2022, l’opération Storm Makers d’INTERPOL, qui ciblait le trafic de migrants et la traite d’êtres humains, a permis d’obtenir de nouvelles informations sur ce phénomène croissant. L’opération a conduit INTERPOL à publier une notice mauve (une alerte adressée à la communauté policière mondiale décrivant de nouveaux modes opératoires utilisés par des malfaiteurs) intitulée : « recrutement sur les réseaux sociaux à des fins de travail forcé en Asie du Sud-Est ».
L’ampleur du trafic, et ses liens particuliers avec les pratiques d’escroquerie sur Internet, sont sans précédent, avec un système qui tire parti des vulnérabilités propres au contexte de l’après-pandémie.
Le COVID-19 a en effet élargi la liste des victimes potentielles, dans une catégorie comme dans l’autre. Fortement encouragée pendant les confinements, pendant lesquels la majeure partie des activités professionnelles et personnelles ont dû s’exercer exclusivement en ligne, la numérisation s’est accompagnée d’une augmentation fulgurante des escroqueries sur Internet.
En outre, de nombreuses personnes ont perdu leur travail pendant la pandémie et se sont lancées dans une recherche d’emploi de plus en plus désespérée.
Un phénomène d’envergure mondiale
Tout comme les victimes de la traite d’êtres humains, les personnes ciblées par les escroqueries en ligne proviennent d’origines de plus en plus diverses, les premières maîtrisant de nouvelles langues et de nouvelles connaissances culturelles que les malfaiteurs ne se privent pas d’exploiter. En effet, si les individus visés par le système étaient au départ d’origine chinoise pour la plupart, ils sont de plus en plus nombreux à vivre en Amérique du Nord, en Europe et dans d’autres parties de l’Asie.
À mesure que le phénomène s’étend, les centres de contact qui pratiquent ces escroqueries sont de plus en plus sophistiqués. L’analyse des titres de postes mentionnés dans les fausses offres d’emploi montre ainsi une évolution : les compétences de base (« tâches simples dans un centre d’appel », « opérateur téléphonique ») ont laissé la place à des profils plus pointus : travailleurs des technologies de l’information ou « responsables e-commerce », par exemple.
En outre, d’après certaines informations, les avancées récentes de l’intelligence artificielle et les grands modèles de langage comme ChatGPT sont de plus en plus exploités par ces centres. Les malfaiteurs font également appel à des logiciels de traduction pour cibler des victimes dans des pays qui ne sont pas représentés par les travailleurs forcés.
Échange de renseignements
Pour faire face à la mondialisation croissante de cette menace, INTERPOL appelle à renforcer l’échange de renseignements entre les services chargés de l’application de loi, les organisations non gouvernementales, les cellules de renseignement financier et les entreprises du secteur privé concernées afin de porter secours aux victimes de la traite d’êtres humains et de démanteler les systèmes de blanchiment d’argent qui facilitent ces activités.
« Au cours de l’année écoulée, INTERPOL a apporté son soutien à des pays membres dans des affaires qui ont vu plusieurs centaines de victimes de la traite d’êtres humains », explique Isaac Espinosa, Coordinateur par intérim de l’Unité Traite d’êtres humains et Trafic de migrants d’INTERPOL.
« Ces groupes criminels organisés continuent à faire des milliers de victimes, et le moindre renseignement nouveau, que ce soit sur les itinéraires du trafic, les transferts d’argent ou les techniques criminelles employées, peut parfois éviter à une personne de perdre toutes ses économies ou sauver une autre d’une exploitation abjecte ».